Un voyage en Inde (suite)

Elisabeth Baldo, psychiatre médecin-chef du service des urgences psychiatriques à l’hôpital d’Aix, vous raconte son voyage en Inde. Elle y a animé deux formations sur la prévention du suicide dans le cadre du projet ARYA de Natchatiramîne.

Je suis une « professionnelle » de la psychiatrie et je travaille sur la prévention du risque suicidaire et du suicide depuis quelques années.
Que devient une professionnelle en Inde ?
Arrivés un matin à 3h, peu de sommeil et d’emblée les temples de Mamalapuram. Je ne sais pas si tout le monde connaît ces éléphants énormes en bord de mer ? Des sculptures en granit étonnantes, énormes et puis, du monde, du monde, du bruit, de la chaleur… Des odeurs qui passent du merveilleux jasmin à l’excrément un peu plus loin.


Ce n’est pas parce que l’on vit quelques semaines dans un pays qu’on le comprend, surtout lorsqu’il est difficile à comprendre comme l’Inde peut l’être. Car l’Inde donne le vertige avec ses contrastes, sa spiritualité profonde et mystérieuse, et ses injustices terribles. Nos repères de temps, de langage, de classes sociales y sont comme pulvérisés. On est dans une autre époque, lointaine, mais on entend ronronner les mopettes, et sonner les portables. Cette terre nous oblige à plonger dans le pulsionnel, l’irrationnel, le refoulé. Tout ce que nous avons tenté de maîtriser dans nos sociétés occidentales, pragmatiques, semble ici lâcher prise, en roue libre. Et en plus, notre rapport à la croyance, au sacré et à la mort qui va être profondément interrogé ! 

Cette ferveur dans les temples étonnante ! On fait tout dans les temples on mange, on rit, on amène les enfants, on s’amuse, on fait des offrandes, on prie aussi. Les gestes d’offrandes se multiplient autour de nous sans qu’on en saisisse le sens. En même temps, les Indiens raclent leur gorge à grand bruit et crachent partout. Et comme à chaque fois qu’on laisse s’exprimer l’inconscient, la perception de la vie en est exacerbée. L’Inde, c’est la vie puissance 100, 1000, des couleurs, des sons, des odeurs, tout est intensifié, les perceptions vous remplissent les yeux les oreilles la peau, le gout, tout à la fois…
On y arrive à la formation !

Premier jour : Tranquebar jolie ville au bord de l’eau, hôtel confortable… La formation regroupe des jeunes professeurs en fin d’études donc bientôt en contact avec des adolescents… Et là, catastrophe ! Le grand malaise le premier jour ! Tout ce que je viens de vous dire s’est présentifié.

Difficile la langue, difficile d’expliquer les subtilités de la crise suicidaire, de la souffrance d’un sujet en anglais. J’avais bien travaillé pourtant, traduit toutes mes diapos en anglais, mais je n’avais pas l’accès en anglais à mes associations, à un langage authentique. Je me suis demandé ce que je faisais là. Toutes ces femmes devant moi superbes en Sari de toutes les couleurs qui avaient l’air d’attendre quelque chose…
J’ai eu tout à coup envie de repartir en courant, de rentrer chez moi. Et puis il y a eu une question qui a surgi : « Pourquoi vous vous suicidez vous les occidentaux, vous avez tout ! »

Cette question a été déterminante pour moi. Je crois que j’ai bredouillé que c’était multifactoriel le suicide et puis doucement c’est venu… Ce qui peut conduire au suicide, le désespoir la désespérance, la solitude radicale le sentiment de ne plus faire partie des humains et là je sais qu’on n’est pas très différents… Cette déchirure qu’on peut sentir, de quelque culture qu’on soit, elle est présente dans cette souffrance extrême. Et ça m’est revenu : j’étais là pour une formation pour une sensibilisation à la question du suicide, pour qu’on en parle qu’on mette des mots là-dessus et pas pour qu’on se sauve.
Le soir, on a débriefé. Décision : je parle en français, Annie traduit en anglais et une Sister en Tamoul. Le lendemain j’avais trouvé des repères, pas les mêmes qu’ici, mais des repères.

L’après midi, dans ces formations on fait des jeux de rôle. Un thème qu’on a choisi : « Une jeune femme 24 ans qui vit avec sa mère veuve à Mamalapuram. Elle a fait des études à Chennai brillantes. On lui propose un travail intéressant à Chennai bien payé. Mais si elle l’accepte il faut qu’elle aille vivre à Chennai et qu’elle laisse sa mère et donc désespoir, impossibilité de choisir… »

C’est une de nos étudiantes qui faisait la jeune fille et l’intervenant devait être joué par une des jeunes prof. On sent le malaise, silence… Elle n’y arrive pas la jeune prof et puis ça sort « c’est exactement ce qui m’arrive !» Alors on l’aide, Annie lui masse les épaules, nos jeunes étudiantes de psycho l’entourent. Moment de suspens comment ça va tourner ? Les larmes coulent… Et puis elle dit doucement « j’ai compris je vais prendre le temps je vais réfléchir, je ne vais pas répondre tout de suite à ma mère. C’est mon avenir, c’est ma vie qui est là… »
Et voilà comment on réalise doucement qu’un drame personnel, s’il se parle dans l’émotion, peut avancer… Qu’on soit indien ou occidental c’est une souffrance. Elle s’exprimera différemment certes.

Au minimum cette formation a permis à chacune d’accepter, d’écouter sa propre souffrance, de ne pas se précipiter pour trouver des solutions, d’abord en parler, l’entendre et pouvoir être entendu(e), ce qui permettra ensuite de s’occuper des autres. Tout ça s’est terminé dans une immense joie, tout le monde s’est mis à danser, à chanter il me semble, je ne m’en souviens pas bien. Ce qui me revient c’est ce mouvement : tout le monde debout, on rit, on chante, on danse… Je peux vous dire : on était tous pareils, épuisés et heureux.. !

La deuxième formation a été plus facile. Il y avait des étudiants en psycho de la faculté de Chennai donc plutôt mode échange mais quand même le jeu de rôle : même thème, même explosion « il m’arrive la même chose… » Nous avons été merveilleusement reçus par les Sisters, par les enfants qui venaient nous voir, nous saluer, demander des photos, remercier. Nos « petites » c’est à dire nos jeunes psychologues françaises étaient présentes auprès des enfants, jouaient avec eux avec rires, joie et tendresse. Elles pleuraient je crois, quand elles ont dû les quitter mais discrètement, sans le montrer. Merci à elles trois, merci à Christine Conti qui m’a branché sur cette histoire, merci à Annie qui m’a fait confiance, merci à Sandra pour sa disponibilité sa présence et merci à Jacques, mon mari qui était là aussi.
Tout cela a été très émouvant, très éprouvant, mais je suis partante pour y retourner. Je crois qu’au travers de ce que j’ai fait, j’ai compris la force de votre engagement comme parrain et marraine et sincèrement : bravo pour tout ce que vous apportez a ces enfants. Continuons, ils en ont besoin !

Elisabeth Baldo